MRC Aire Urbaine (BMH)
Samedi 1 Avril 2017

L’utopie : le vécu imaginé (6/8) - L'utopie, une nécessaire critique de la démocratie



Publiée en 2009, une réflexion historique et politique sur le projet utopique et son dynamisme démocratique en 8 articles - article n°6.


Les Cahiers du travail social n°59-60
Les Cahiers du travail social n°59-60
L’utopie, risque et rénovation démocratique.
Faut-il pour autant condamner sans appel les utopies et leurs théoriciens pour la simple raison qu’ils rendent possible le totalitarisme par la perversion du projet utopique original ? C’est également le cas de la démocratie et, pourtant, quel démocrate aurait l’idée de rejeter le projet démocratique en déplorant qu’il permet la mise en place de régimes autoritaires ? Sur ce point une réflexion éclairante de Bronislaw Baczko répond définitivement à cette objection :
« La mise en accusation de l’utopie, sinon sa mise à mort, se fait d’une manière aussi simple qu’expéditive. L’essentiel a été dit (Abesnour, 1978) sur les arguments, a peu près toujours les mêmes, qui se retrouvent au fil des articles, des émissions de radio ou de télévision, etc. À travers l’histoire, de Platon à nos jours, il ne circulerait en réalité qu’une seule et même utopie, bref, l’éternelle utopie. Au-delà de la multiplicité des utopies, il n’existerait qu’un seul et même projet utopique qui est, par son essence même, totalitaire. Géométrie de l’ordre social, l’éternelle utopie pourchasse la fantaisie, étrangle la liberté, combat la marginalité. L’utopie, système clos et autarcique, est une machine délirante qui sert à fabriquer de la symétrie, à produire et à reproduire du même. L’Etat utopique fonctionne comme une gigantesque caserne et il demande, en plus que ce mode de vie soit accepté avec enthousiasme comme le plus collectif. L’individu est subordonné sinon à l’Etat, du moins au collectif, l’égalité tue la liberté, le bonheur individuel est sacrifié au bonheur collectif planifié par des rationalistes aberrants et démoniaques, des fous de la perfection. Comment n’y pas reconnaître l’univers totalitaire ? On s’étonnerait, tout au plus, que le charme ait pu durer si longtemps, pendant des siècles. 
[...]. Amalgamer d’une manière simpliste l’utopie et le Goulag, c’est à la fois exorciser et banaliser le phénomène totalitaire. Banaliser, car si le phénomène totalitaire nous est amené, pour ainsi dire, du fond des temps, alors quoi d’étonnant si, préparé par le travail de sape de Platon et de More, il s’est finalement imposé ? Si le « Goulag » n’est qu’un avatar du phalanstère transporté en Kolyma, alors il est un phénomène « normal », un cauchemar parmi les autres produits par des rêves fous. Du coup, le phénomène totalitaire est exorcisé par ce pseudo-débat confus et anachronique. Confus, car il fait intervenir des définitions fort diverses sinon incompatibles du phénomène totalitaire. Anachronique, car il plaque des conflits sociaux et politiques, des structures de pouvoir, des moyens de communication et des idéologies propres à notre époque, sur des réalités historiques tout à fait différentes, que ce soient celles de la Renaissance ou celles du XVIIIe siècle. Ainsi, l’assimilation, confuse et anachronique, du totalitarisme à la tradition utopique séculaire ne fait que nous décharger de cette responsabilité qui est la nôtre, celle de notre siècle, d’avoir inventé et mis en place des systèmes totalitaires
 » [Baczko, 1984, pp.128-129].
 

La réponse de Baczko est cinglante mais elle répond à une condamnation injuste de l’utopie morienne. L’espoir qui naît de l’utopie n’est pas plus condamnable que l’espérance d’un peuple à retrouver une « grandeur » universelle comme nous l’avons examiné dans le cas du sébastianisme, ou bien à atteindre la société parfaite, le stade final du développement social et historique, dans le cas du marxisme. À moins de condamner l’espoir, l’espérance et les prophéties politiques, et finalement toutes formes de pensées anticipatrices, il est difficile d’accuser la pensée utopique d’être responsable des systèmes totalitaires. C’est en tout cas, comme nous le dit Bronislaw Baczko, dédouaner à bon compte les idéologues et les tortionnaires de leurs actes et de leurs responsabilités en faisant le procès du cadre de pensée, des mythes et des croyances, plutôt que de condamner ceux qui s’en servent. Censurer les philosophies politiques et sociales au nom d’un quelconque « devoir de réserve » ou de « protection » n’est déjà plus conforme au principe démocratique : il s’agit d’une attitude autoritaire que la démocratie ne peut accepter.

Si la réflexion utopique est bien, comme nous avons voulu le montrer, une critique politique, totale ou partielle, des systèmes en place par la comparaison du vécu avec l’idéal, alors il est possible de percevoir la dimension démocratique de l’utopie en concluant avec Raymond Aron par ce commentaire sur la nécessaire critique démocratique :
« On craint souvent que la science politique ne soit redoutable pour les démocraties parce qu’elle les montre telles qu’elles sont, dans leur inévitable et bourgeoise imperfection. Je ne crois guère à ce danger. Ne l’oublions pas : la démocratie est le seul régime, au fond, qui avoue, que dis-je, qui proclame que l’histoire des États est et doit être écrite non en vers mais en prose » [Raymond Aron, « introduction », pp. 9-57, in Max Weber, Le savant et le politique (1919), Paris, Plon, 1959, p. 26].
 
Enfin, l’accusation portée contre l’utopie constitue surtout — et ce point est tout autant critiquable pour un esprit démocrate et républicain que le précédent — un affront à la connaissance et au savoir, bref, à l’intelligence : réduire la richesse des utopies au récit original, c’est finalement nier la diversité des propositions utopiques et la pluralité des projets sociaux. C’est mentir sur la nature de la pensée utopique en l’assimilant à un projet tyrannique. C’est nier la capacité des hommes à la critique politique là où, pourtant, les romans « anti-utopiques » font preuve de la faculté sociale à la critique politique. La réponse définitive à cette accusation se trouve dans la conclusion que Bronislaw Baczko consacre à cette question :
« Comme nous l’avons dit, la tradition utopique est plurielle et multiple. La transparence peut être imaginée comme venant d’en haut, notamment de l’Etat réalisant un projet rationnel et unificateur. Mais elle peut être également imaginée comme venant d’en bas, comme le résultat des actions spontanées des individus libres de toute contrainte, notamment de la contrainte étatique. Dans la tradition utopique nous trouvons des utopies autoritaires et étatiques, mais également des utopies libertaires, anarchistes, populistes, etc. » [Baczko, 1984, pp. 140-141].

(à suivre)
Claude DE BARROS
 
Références bibliographiques                                              
  • BACZKO Bronislaw, Les imaginaires sociaux. Mémoires et espoirs collectifs, coll. Critique de la politique, Paris, Payot, 1984.
  • BOUCHET Thomas, PICON Antoine, RIOT-SARCEY Michèle (dir.), Dictionnaire des Utopies, Paris, Larousse, VUEF, 2002.
  • CREAGH Ronald, Laboratoires de l’Utopie. Les communautés libertaires aux États-Unis, coll. Critique de la politique, Paris, Payot, 1983.
  • LABOURDETTE Jean-François, Histoire du Portugal, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2000.
  • MANDROU Robert, Introduction à la France moderne, 1500-1640. Essai de psychologie historique (1961), Paris, Ed. Albin Michel, coll. Bibliothèque de «L’Évolution de l’Humanité», 1998.
  • MORE Thomas, (a)L’Utopie ou le traité de la meilleure forme de gouvernement (1516), traduction de Marie Delcourt, présentation et notes par Simone Goyard-Fabre, coll. Œuvres de philosophie politique, Paris, Flammarion, 1987.
  • MORE Thomas, (b), L’Utopie (1516), traduit de l’œuvre anglaise par Victor Stouvenel (1842), (document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi dans le cadre de la collection : « Les classiques des sciences sociales ». Site web : http://classiques.uqac.ca/classiques/More_thomas/more_thomas.html
  • VEYNE Paul, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), Paris, Albin Michel, coll. Idées, 2007.
  • ZAMIATINE Eugène, Nous autres (1920), traduit du russe par B. Cauvet-Duhamel, préface de J. Semprun, Paris, Éditions Gallimard, coll. L’imaginaire, 1971.



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